Avec Moon ou les dentelles du cygne, la Cie Robert de Profil aborde la création pour le très jeune public comme un espace d’invention de formes singulières. Seule en scène, Sarah Brannens y donne forme à un élégant poème visuel qui nous mène aux frontières du rêve et du réel.
Pour Nicolas Liautard et Magalie Nadaud, qui ont créé il y a une vingtaine d’années la Cie Robert de Profil, la création pour la jeunesse est une fusée. Ensemble et avec leurs collaborateurs, les artistes se permettent bien des explorations lorsqu’ils choisissent de s’inscrire dans ce champ de la création théâtrale. Pratiquant aussi largement le théâtre pour les grands, ils font partie de ces artistes qui depuis une dizaine d’années renouvellent les esthétiques et les récits théâtraux dédiés à l’enfance en les considérant comme des espaces de recherche à part entière. Ils y ont déjà exploré plusieurs voies, centrées sur la question de l’imaginaire, de son articulation au réel. Depuis son Blanche neige (2010) muet, jusqu’à leur « aventure théâtrale fantastique » en deux parties (Pangolarium et La loi de Murphy créés en 2020 et 2023), en passant par un Balthazar (2016) dont l’âne éponyme en disait beaucoup sur l’homme, Robert de Profil s’emploie à créer des formes accueillantes à la pensée enfantine. Et non, comme c’est souvent le cas dans le paysage du théâtre pour les petits, des pièces fondées sur un impératif de transmission d’un savoir quelconque. La nouvelle création de la compagnie ne fait pas exception à cette démarche : on y retrouve toute l’éthique du duo, sa recherche de formes qui proposent plus qu’elles n’imposent.
Sam au pays des lisières
Comme son titre mystérieux nous y prépare, c’est dans un autre monde que le nôtre que Moon ou les dentelles du cygne invite les enfants à partir de 4 ans. Cet univers, la comédienne Sarah Brannens qui interprétait déjà l’héroïne centrale du diptyque de Nicolas Liautard et Magalie Nadaud évoqué plus tôt, semble le découvrir en même temps que le spectateur. Après une vidéo montrant une petite fille réelle, Sam, en train d’ouvrir des cadeaux d’anniversaire tous en lien avec la conquête spatiale, Sarah Brannens débarque sur scène comme sur un terrain inconnu dont elle doit estimer la superficie et les dangers. On ne saura jamais tout à fait où elle est. Si elle continue pendant les 30 minutes du spectacle à entretenir la fiction cosmique à travers une série d’actions, des éléments terrestres s’invitent régulièrement dans sa partition. Un chat du nom de Moon se manifeste en miaulant, un téléphone sonne mais jamais dans le rôle de Sam la comédienne ne répond à ces sollicitations d’une manière attendue. Habile à conserver une distance entre les nombreux éléments très hétérogènes qui composent ce seul en scène, l’interprète dessine selon les auteurs et metteurs en scène de Moon la lisière qui sépare le monde des rêves du réel. On pourra y voir bien d’autres choses. Accompagnée par les belles lumières de Nathan Avot – il signe aussi la création musicale du spectacle –, Sarah Brannens bricole avec grâce les matériaux tous récupérés de la scénographie pour construire à vue de belles images qui donnent aussi à rêver et à penser la fonction du théâtre. Voilà une belle fabrique de spectateurs émancipés.
Anaïs Heluin